Face à l’énième débat politico-médiatique mettant en cause ce vêtement qu’est le burkini, à l’occasion de l’adoption du nouveau règlement intérieur des piscines voté par le conseil municipal de Grenoble le 16 mai dernier, la Vigie de la laïcité s’est interrogée sur la manière dont il fallait – ou non – intervenir dans le débat. Fidèle à sa mission d’expertise et d’éclairage de l’actualité en matière de mise en œuvre du principe de laïcité en France, elle voudrait simplement rappeler ceci :
D’un point de vue juridique, et comme il n’y a pas de police du vêtement en France ainsi que l’a rappelé le Conseil d’État en 2016, rien n’empêcherait a priori le port du burkini dans l’espace public, y compris dans les piscines municipales (la décision inattendue du Tribunal administratif de Grenoble du 25 mai dernier suspendant l’autorisation implicite du burkini par le conseil municipal de Grenoble pourrait cependant rebattre les cartes). La règlementation en ce domaine ne relève donc pas pour l’instant de l’application du principe de laïcité, qui, rappelons-le, oblige seulement les pouvoirs publics et non les usagers des services publics… Tout au plus peut-elle être prescriptive quant aux tenues de bain en fonction des règles d’hygiène et de sécurité s’imposant à toutes et à tous.
Quant à savoir ce que sous-entend le port de ce vêtement couvrant par les femmes dans les lieux de baignade, c’est le sujet de multiples interprétations. On connaît celle de leurs opposants, liant voilement des femmes, oppression patriarcale et religieuse et provocation politique. On connait aussi celle des femmes qui le portent, désirant combiner l’accès aux loisirs nautiques et une pudeur féminine exacerbée liée au respect de certaines prescriptions religieuses. Mais cela n’empêche pas que les musulmans, dans la grande diversité de leurs sensibilités, sont eux-mêmes particulièrement divisés face à cette création contemporaine qu’est le burkini.
Certes, il ne faut pas écarter le fait que depuis de longues années maintenant s’est développé dans la sphère musulmane contemporaine un discours prescriptif massif sur les femmes, les enjoignant au voilement et à un comportement dans la société centré sur les notions de pudeur et d’honneur. Certains hommes de religion ont ainsi eu des mots très durs – voire intimidants – à l’égard des femmes qui ne respecteraient pas cette assignation proprement féminine. Mais il faut aussi relever une différence de degrés dans ces discours. Le salafiste refuse en effet aux femmes toute possibilité d’intervention dans l’espace public et s’oppose donc très clairement au burkini qui leur donnerait la possibilité de s’y mouvoir. Le traditionnaliste, en revanche, qui promeut une interprétation plutôt littéraliste des textes musulmans, en valorisant la complémentarité des rôles et des fonctions selon le genre, le considère comme un compromis acceptable à la limite (s’il n’est pas trop moulant). Quant aux islamistes vivant en France, contrairement à ce qu’on imagine souvent, ils ont plutôt tendance à pousser les femmes dans la sphère publique (études et responsabilités professionnelles), afin qu’elles aient un rôle dans la transmission de leur postulat : « L’islam n’est pas qu’une religion mais un système politique et social global qui a réponse à tout ». Ainsi, ils peuvent aussi autoriser le burkini pour permettre aux bonnes musulmanes de « nager avec les autres ». Face à ces différentes interprétations religieuses et aux impensés parfois paternalistes portés par le discours émancipateur des laïques, les femmes musulmanes pieuses semblent vouloir composer et s’affirmer dans leur individualité et leur subjectivité, sans jamais cesser cependant d’être critiquées et montrées du doigt. Avec la Vigie de la laïcité, nous plaidons donc à la fois pour la fin de cette stigmatisation des femmes dans leurs choix individuels ou collectifs, tout en appelant à la vigilance face à l’emprise d’un discours inégalitaire visant à en faire d’éternelles mineures.
Version courte à retrouver dans L’Humanité du 30 mai 2022 :