Quelques enseignements du rapport et de sa médiatisation
Après avoir lu attentivement le récent rapport dans sa version longue (76 pages) et avoir suivi son traitement médiatique (biaisé), j’apporterai quelques enseignements de cet épisode à partir de mon expertise sur la question des courants de l’islam pratiquant mainstream. La plupart des commentateurs et du personnel politique ayant disserté sur ce rapport n’ont visiblement pas cette expertise à portée de main et n’ont visiblement pas non plus pris la peine de le lire, s’ils l’avaient fait ils auraient tiré des conclusions à rebours de leurs certitudes de départ car ce rapport était bien plus mesuré que sa médiatisation n’a laissé croire.
- Premier enseignement, en se focalisant sur la mouvance des Frères musulmans en France, les auteurs du rapport nous présentent un état des lieux sur l’influence de « l’islamisme politique » que je qualifierai de has been, car en retard de vingt ans environ sur les dynamiques communautaires de l’islam pratiquant mainstream. En effet, les Frères musulmans et leurs sectateurs sont en très grande perte de vitesse1Cf. « Les héritiers de cette mouvance sont devenus des notables communautaires plus soucieux de conservatisme moral et social en rupture de ban avec les éléments les plus activistes de la société, notamment certains jeunes musulmans nés en Europe, plus mobilisés et résolument critiques envers les gouvernements en place », Frank Frégosi, « Les Frères musulmans menacent-ils réellement la République ? », The Conversation, 22 mai 2025, consultable à <https://theconversation.com/les-freres-musulmans-menacent-ils-reellement-la-republique-257303?utm_source=firefox-newtab-fr-fr>., les récentes reconfigurations de ce champ ont mis en évidence des courants autrement plus influents mais surtout potentiellement dangereux que les auteurs du rapport ont étrangement décidé d’ignorer (la mouvance du « salafo-djihadisme »). Ils le reconnaissent d’ailleurs très honnêtement eux-mêmes (voir p. 7 du rapport), une question alors se pose face à ce constat, pourquoi donc se focaliser sur une mouvance (frériste) en perte d’influence ? Regardons les chiffres : 139 lieux de culte fréristes contre 200 voici dix ans, selon le spécialiste B. Godard2Voir Lucie Delaporte et Ilyes Ramdani, « Rapport sur les Frères musulmans : la grande instrumentalisation », Mediapart, 21 mai 2015., dans la région lyonnaise ce ne sont que 8 lieux de culte sur 94 (p. 50 du rapport), le rapport décrit une confrérie incapable de renouveler ses cadres (p. 57 du rapport). Quant aux associations sportives, présentées comme des viviers de cette influence islamiste, sur 127 associations qualifiées de fondamentalistes, seules 5 seraient de type frériste alors que 18 sont de type salafiste (p. 53 du rapport). Voilà pourquoi j’estime que ce rapport était déjà dépassé lors de sa publication.
- Deuxième enseignement (lié au précédent), en occultant sciemment des courants bien plus influents et autrement plus « séparatistes », pour reprendre la terminologie consacrée par l’Exécutif lui-même, les auteurs du rapport et leurs relais (« idiots utiles » ?3Voir mon article presque prémonitoire : Steven Duarte, « Les idiots utiles de l’islamisme », Esprit, juillet 2024, consultable sur <https://esprit.presse.fr/actualites/steven-duarte/les-idiots-utiles-de-l-islamisme-45354>.) nous font perdre de vue la véritable menace constituée par des groupes pouvant passer à l’acte violent voire terroriste. Les auteurs ne nient d’ailleurs pas leur dangerosité, ils en parlent en des termes teintés de références obsolètes car relatives à des phénomènes réels mais liés aux années 1990 : « [des] islamistes radicaux issus des moujahidines jihadistes d’Afghanistan [qui] appuient leur combat sur la violence et le takfir» (p. 16 du rapport). Pourquoi donc ce rapport ne se focalise-t-il pas sur ces derniers vu leur pedigree ? Nous ne le saurons pas, si ce n’est que les auteurs justifient cette focalisation sur la mouvance frériste en parlant d’une menace de plus long terme et qui serait dissimulée (p. 57 du rapport). Certes, nombre de militants fréristes n’ont pas abandonné leur grande ambition de « l’État islamique [qui] reste à terme leur objectif » (p. 7 du rapport), la belle affaire, Olivier Roy avait déjà montré dans les années 1990 la perte de vitesse de l’utopie du califat dans les expériences du pouvoir en contexte majoritaire musulman, où la confrérie jouait un rôle bien plus puissant qu’aujourd’hui. Brandir cette même menace en 2025, dans le contexte français qui plus est, en faisant mine de découvrir un « islamisme municipal » (p. 7 du rapport), c’est de l’impressionnisme. Les stratégies de lobbying municipal ne sont pas une nouveauté et existent dans toutes les communautés religieuses, rien de particulier à l’islam sur ce point encore. Et, en vertu de ce même principe, s’il fallait criminaliser des personnalités publiques notoires ou même certains partis politiques officiels car leur objectif à long terme serait le rétablissement d’un régime mettant en cause les principes de l’État de droit, il eût fallu alors rédiger un rapport sur le parti Reconquête dont le nom évoque à lui seul l’Inquisition espagnole qui convertit de force, tortura puis traqua l’insincérité (taqiyya ?) des juifs (marranes) et des musulmans (morisques) avant de les déporter par centaines de milliers.
- Troisième enseignement, malgré le caractère déjà obsolète du rapport quant à son objet même, il faut reconnaître qu’il était infiniment plus pondéré et plus prudent que le commentaire médiatico-politique censé le présenter et en expliquer les enjeux au grand public. Par conséquent, les médias dominants n’informent plus du tout mais, bien pire, ils déforment désormais les messages initiaux en les simplifiant à outrance et en nourrissant un clivage mythique entre « bons musulmans » et « islamistes », lequel terme n’est jamais défini évidemment et quand il l’est, la définition est tellement vaste et flasque qu’elle pourrait s’appliquer à presque n’importe qui affichant des signes ostentatoires religieux, ce qui – jusqu’à preuve du contraire – n’est pas (encore) un crime que l’on sache.
Les auteurs du rapport affirment d’être entretenu avec 45 universitaires français, je n’ai pas fait partie du panel et c’est bien dommage car j’aurais pu leur expliquer la différence entre « réformisme » et « islam politique », cela aurait pu leur éviter d’écrire sur la grande figure récemment décédée des Frères musulmans, le cheikh al-Qaraḍāwī : « ses positions profondément antisémites et anti-américaines marquent une ligne de fracture avec son réformisme sur d’autres sujets » (p. 14 du rapport). Il n’était pas du tout réformiste mais bel et bien fondamentaliste, nous n’en sommes plus à cela près de toute façon.
L’aspect véritablement positif en revanche étant que la bibliographie utilisée reflète assez fidèlement la pluralité des voix académiques sur la question des mouvements de l’islam politique mais, malheureusement, la médiatisation a noyé ce point fort du rapport en faisant croire à un pseudo consensus qui n’a jamais existé sur la façon d’appréhender ces courants par les spécialistes qui consacrent leur vie à ces thématiques.
Conclusion
Que ce soit par la médiatisation biaisée d’un rapport plus pondéré que ce que l’on a dit sur lui ou que ce soit par la commande publique de ce rapport par le biais du ministère de l’Intérieur, le discours sécuritaire désormais mainstream n’était attaché qu’à une seule chose : l’instrumentaliser pour accréditer ses propres idées préconçues. Beaucoup d’articles ont d’ailleurs rapporté les propos éloquents du cabinet du précédent ministre de l’Intérieur (2024) : « Nous n’avons pas besoin de ce rapport pour comprendre ce qu’il se passe, nous le savons ». Dans ce cas évidemment, la messe est dite, nul besoin d’instituts de recherche ou de travaux académiques sérieux, que l’on assume de transmettre aux chercheurs le catéchisme qu’ils devront répéter sur leur propre domaine d’expertise, à la manière d’un Donald Trump aux États-Unis.
Steven Duarte
Maître de conférences en islamologie à l’université Sorbonne Paris Nord