Sens et contresens du débat en cours
Le maire écologiste de Grenoble, Éric Piolle, a fait adopter, d’une courte majorité, un nouveau règlement des piscines municipales, lundi 16 mai 2022. De fait, celui-ci autorise désormais, aux femmes notamment, de se baigner en burkini ou seins nus. On notera que seule la première option a retenu l’attention du plus grand nombre et déchaîné les passions médiatiques et politiques. Ce qui en soi est déjà un premier indice de l’orientation et de l’arrière-plan idéologique des prises de position publiques des uns et des autres.
Depuis, nous assistons effectivement à une nouvelle polémique au sujet du burkini, ce vêtement de bain couvrant, après les premières affaires à l’été 2016. Des arrêtés municipaux avaient même été pris à l’époque par certains édiles pour l’interdire sur les plages, avant que le Conseil d’État n’intervienne pour y mettre un terme, vendredi 26 août 2016, dans le cadre d’une décision, faisant au reste jurisprudence.
Cette polémique est à notre sens symptomatique à la fois du contexte général d’extrême droitisation de la vie politique et des débats publics, comme l’a bien analysé le politiste Philippe Corcuff, et de l’obsession de la visibilité de tout ce qui se rapporte, de près ou de loin, à l’islam. De ce point de vue, la fièvre autour du burkini en est une nouvelle illustration patente. Or, la conjecture prime amplement la démarche empirique et compréhensive. Nous avons donc entrepris depuis 2019 d’enquêter sur la question.
3 faits objectifs sur le burkini :
- le burkini, en tant que tel, sur la forme du moins, est d’invention récente. Cette tenue de bain est l’œuvre d’une créatrice de mode australienne, voilée, d’origine libanaise, Aheda Zanetti, qui l’a lancée en 2004 ;
- il procède d’une offre et non d’une demande spécifique de musulmanes ou de musulmans ;
- Enfin, plus significatif, si le burkini est surinvesti de significations par ses détracteurs, en ce qu’il est à la fois politisé et « religiosifié », il n’est pourtant ni islamique ni islamiste.
Un vêtement remis en question par les mouvements traditionnalistes, islamistes et littéralistes
La plupart des prêcheurs ou théologiens musulmans qui s’expriment sur le burkini, qu’ils soient traditionnalistes, islamistes ou littéralistes, estiment que ce n’est pas « un vêtement légal/légitime (libâs shar’î) » et qu’il n’a pas, selon eux, de fondement scripturaire. Si s’habiller d’un voile et d’un vêtement ample pour se baigner est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante : il faut, en plus, qu’il n’y ait pas d’homme étranger avec lequel le mariage soit permis. S’agissant de la présence de corps dénudés, ou de personnes aux tenues légères, hommes ou femmes, c’est tout simplement proscrit. Le burkini n’est donc certainement pas accepté par les mouvements de type salafiste qui cherchent à se distinguer des « autres ».
Le burkini, un moyen paradoxal d’accéder à l’espace partagé
Comme souvent, les usagères musulmanes n’ont que peu, voire pas du tout, voix au chapitre. On parle à leur place. Elles font donc l’objet de projections négatives, de dénonciations, peu en phase avec leurs vécus et justifications à la première personne. Une double violence symbolique s’exerce à leur encontre : soit elles sont soit manipulées, ou ignorantes, soit elles manipulent, au service d’un projet politico-religieux inavoué et inavouable. Or, les femmes de religion islamique, concernées ou non par le vêtement, en parlent spontanément d’abord comme un accessoire adapté à leur conception de la pudeur. Pour elles, le burkini n’est pas le symbole de repli sur soi, mais un moyen de s’inscrire dans un espace pluraliste où la liberté de chacun est préservée. Quant à Alliance citoyenne, basée à Grenoble, qui défend le droit de porter le burkini, c’est une association non-communautaire qui milite aussi pour la liberté de se baigner seins nus, pour le droit au logement, l’amélioration des conditions de vie dans les quartiers populaires et ailleurs, etc. L’association n’est pas à l’origine de la revendication, mais seulement son relais.
Un vêtement sans signification religieuse
À écouter les musulmanes s’exprimer sur ce vêtement de bain, on est très loin d’une lecture proprement religieuse. Elles ne le présentent jamais, pour celles qui ont été interrogées par nos soins, comme religieux, à la différence du hidjab (voile) ou du niqâb (voile intégral). Ainsi, le burkini n’est pas, à leurs yeux, motivé par des injonctions dogmatiques prononcées par les hommes, qu’ils soient des prédicateurs ou de simples membres de leur famille. Cette tenue n’est d’ailleurs pas vendue sur les sites religieux, comme Sounnah Store (de tendance néo-salafiste), qui propose en revanche des maillots de bain « islamiques » pour hommes… Autrement dit, le caleçon de bain ample et long masculin apparaît plus « islamique » que le burkini, qui reste une tenue plébiscitée plutôt par des musulmanes « non rigoristes ». Seules deux boutiques, sur les dix commerces musulmans que compte la rue Jean-Pierre-Timbaud dans le 10e arrondissement de Paris, proposent quelques rares burkinis, difficiles au demeurant à dénicher dans les rayons. Depuis la disparition du hijab running des rayons de Décathlon (autre sujet de polémique nationale en février 2019), les achats de burkini s’effectuent principalement en ligne, comme sur le site de la marque Speedo, et bien sûr Nike.
Un bricolage semi-identitaire, mi-religieux
Finalement, l’hypothèse que nous formulons, qui demandera à être étayée au fur et à mesure de la progression de nos recherches, est que le port du burkini relève d’une espèce de bricolage mi-identitaire, mi-religieux, peut-être aussi parfois d’une expression politique réactive ; il est en tous les cas l’expression de la subjectivité de femmes, qui essaient, pour des raisons qui peuvent être motivées par un certain rapport à la foi, de s’affranchir des contraintes du paraître et du regard des autres. Le porter, c’est protéger son corps des injonctions portant sur le corps féminin. C’est en tout état de cause l’inverse d’une démarche « séparatiste ».
L’intervention du Tribunal administratif de Grenoble contre la décision du conseil municipal
Après avoir été saisi par le préfet de l’Isère, le Tribunal administratif de Grenoble s’est réuni, a délibéré et rendu une ordonnance le mercredi 25 mai 2022 suspendant l’exécution de la délibération du conseil municipal de Grenoble. L’exposé des motifs de cette suspension met surtout en exergue la confusion au sujet de la signification prêtée au burkini ; celui-ci est présenté, arbitrairement, comme un symbole religieux supposé octroyer des « droits particuliers à des membres d’une communauté religieuse […] ». Plus surprenant, les juges se font en quelque sorte les exégètes des intentions et de la volonté de cette « communauté religieuse alors qu’il n’existe aucune demande de sa part ». Il est ainsi présupposée l’existence d’une communauté musulmane une et indivisible qui aurait toute autorité sur l’individu musulman quant à ses choix intimes. Le musulman serait, de leur point de vue, un sujet collectif, prisonnier de sa communauté. C’est même, à y regarder de près, un énoncé tout à fait contradictoire.
On le voit, les choses sont très complexes. Et cette énième polémique, comme les précédentes, qui risque de conduire à une nouvelle interdiction, va paradoxalement rendre le burkini encore plus désirable. Perçu comme subversif et anticonformiste, il pourra être désormais revendiqué par certaines femmes dans une démarche d’affirmation de soi, comme l’ont été le hidjab chez les jeunes filles après 2004 ou le niqâb après 2010. Il reste certain néanmoins que l’émancipation des femmes musulmanes ne pourra certainement pas se réaliser, si tant est que ce soit l’objectif politique recherché, à coup de seules injonctions moralisatrices, paternalistes ou même d’interdictions et de déploiement d’une police du vêtement.
Version courte à retrouver dans L’Humanité du 30 mai 2022 :