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L’enseignement privé en France : un régime d’accommodement ?

Publié le 05/12/2023 par Vigie de la Laïcité
Avec Stéphanie Hennette-Vauchez

Publié le 05/12/2023
Par Vigie de la Laïcité
Avec Stéphanie Hennette-Vauchez

La loi Debré du 31 décembre 1959 fixant le statut de l’enseignement privé a près de 65 ans. Ce texte est tout à fait capital pour comprendre le régime français de laïcité. A rebours de nombre de discours communs sur la tradition juridique française, il apparaît comme fondant un régime d’accommodement de la spécificité des établissements d’enseignement confessionnels.

La loi Debré rappelle, d’abord, le principe de la liberté de l’enseignement – principe que le Conseil constitutionnel viendra renforcer en 1977 en en faisant un principe de valeur constitutionnelle. En vertu de la liberté de l’enseignement, l’ouverture des écoles privées répond à un simple régime de déclaration préalable; elles sont en outre fondées à affirmer un « caractère propre » – lequel est, très majoritairement, confessionnel. Concrètement, le régime de l’enseignement privé qui résulte de la loi Debré offre à ces établissements un partenariat qui s’exprime dans les termes suivants : les écoles privées peuvent, en concluant un contrat (simple ou d’association) avec l’État, bénéficier d’un important soutien financier public (prise en charge du traitement des enseignant·e·s et d’une part des dépenses de fonctionnement sur le budget de l’État). En échange, elles s’engagent à la fois à respecter les programmes scolaires et à accueillir tous les élèves, sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance. La réalité concrète de ce partenariat, près de 65 ans plus tard, est intéressante à étudier de près.

Dans le budget de la Nation pour 2023, 8.468 milliards d’euros sont alloués au programme 139 ‘Enseignement privé du premier et du second degré’1. Une telle somme représente près de 14% du budget de l’Éducation nationale (qui se trouve être le premier budget de l’État) ; et il faudrait encore, pour prendre la pleine mesure du financement public de l’enseignement privé, compter avec les financements locaux consentis par les collectivités territoriales qui, pour être fort variables sur le territoire, peuvent être considérables. Le financement public de l’enseignement privé est donc loin d’être anecdotique ; ce point mérite d’être rappelé tant il contraste avec un des piliers du régime français de laïcité, clairement exprimé à l’article 2 de la loi de 1905 aux termes duquel : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

Dans le même ordre d’idées, le régime d’emploi des établissements privés est lui aussi tout à fait spécifique voire, dérogatoire. Le statut des enseignant·e·s de l’enseignement privé est en effet complexe, largement hybride, à cheval entre le Code du travail et le droit de la fonction publique. Historiquement, en effet, les enseignant·e·s des écoles privées étaient employé·e·s sous contrat de droit privé. Mais l’association des écoles privées au service public de l’Éducation nationale rendue possible par la loi Debré en a fait des agents publics (une qualification confirmée, en 2005, par la loi Censi). Leurs modalités de recrutement, d’affectation et de nomination se sont d’ailleurs mises à opérer selon des procédures calquées sur celles en vigueur dans le secteur public, faisant la part belle tant au concours qu’à l’autorité académique (recteur). Dans le détail, toutefois, une certaine hybridité continue bien de caractériser leur statut. La raison de cette complexité est simple : en dépit de leur association au service public, les écoles privées sont d’abord marquées par le « caractère propre » qu’elles choisissent d’affirmer – et qu’elles ont le droit de chercher à préserver, y compris par la préservation d’une part de choix vis-à-vis des enseignant·e·s qu’elles emploient. C’est bien en effet dans leur capacité à recruter des enseignant·e·s en harmonie avec leur identité spécifique – y compris religieuse – que les écoles peuvent à la fois satisfaire les attentes légitimes des familles et affirmer, précisément, cette identité. Ce point a d’ailleurs été récemment renforcé par la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République (plus connue sous le nom de loi contre les séparatismes). Certaines dispositions de ce texte sont en effet venues étendre considérablement la portée des principes de neutralité et de laïcité pour y soumettre, d’une part, les employé·e·s des organismes privés auxquels la loi ou le règlement confient l’exécution d’un service public et, d’autre part, les employé·e·s des entreprises titulaires d’un contrat de commande publique, ainsi que de leurs sous-traitants. À tous, il est désormais fait obligation de s’abstenir « de manifester leurs opinions politiques ou religieuses » dans le cadre de leurs fonctions. Clairement, la généralité de ces formulations était de nature à pouvoir englober les établissements privés d’enseignement. Fallait-il alors considérer que l’ensemble des personnels employés par les écoles privées seraient désormais soumis aux principes de laïcité et neutralité ? D’emblée, on perçoit le caractère contre-intuitif de cette hypothèse. Si la figure du congréganiste s’est largement effacée et n’est plus représentative de celle des enseignant·e.s du privé, nombre de ces derniers continuent de partager la même « foi » que leur employeur. C’est même souvent ce motif spécifique qui guide leurs choix professionnels. Il serait donc tout à fait étrange de requérir la neutralité religieuse de la part de ces enseignant·e·s – ou même d’autres catégories de personnels employés dans ces établissements. C’est pourquoi il a été précisé, au cours des travaux parlementaires ayant présidé à l’adoption de la loi du 24 août 2021, que la nouvelle règle ne s’appliquerait pas aux écoles privées.

Enfin, il est notoire que la loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves de l’enseignement public le port de signes par lesquels ils manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse ne s’applique pas aux établissements privés – y compris ceux qui participent, via le contrat, au service public de l’Éducation nationale. Pourtant, prise dans un sens étroitement juridique, la logique de l’association au service public aurait tout à fait pu mener au résultat opposé : elle aurait en effet pu emporter la pleine application du régime de laïcité (re)défini par la loi de 2004. C’était, au demeurant, en 1994, la position du ministre François Bayrou qui considérait que la circulaire qu’il avait édictée le 20 septembre 1994, prémisse à certains égards de la loi de 2004, avait vocation à s’appliquer aux établissements privés sous contrat. Selon lui, puisqu’ils étaient déjà soumis à l’obligation de respecter les programmes scolaires (lesquels répondent à une exigence de neutralité confessionnelle) ainsi qu’à l’obligation d’accueillir tous les élèves quelle que soit leur confession, il n’était ni déraisonnable ni aberrant de pousser plus loin encore la logique de l’intégration au service public en postulant qu’ils seraient, aussi, soumis au régime de laïcité scolaire en vigueur dans l’enseignement public. Ce n’est pourtant pas la solution qui a prévalu et ce, au nom, une nouvelle fois, du « caractère propre » des établissements privés. Une telle soumission des élèves de l’enseignement privé à une obligation de neutralité religieuse serait entrée en contradiction manifeste avec l’idée de respect du « caractère propre », qui est précisément confessionnel dans une écrasante majorité des cas, des établissements. Mais par-delà cette première raison, la nécessité de garantir une alternative scolaire aux élèves qui, ne voulant pas abandonner leurs signes religieux, quitteraient l’école publique, a, elle aussi joué un rôle déterminant. Bruno Poucet, historien spécialiste de l’école privée, l’affirme sans ambages à propos d’une affaire ayant mené à l’exclusion d’élèves sikhs en application de la loi de 2004 : « les trois élèves sikhs exclus de l’enseignement public et qui ont été admis, en 2004, dans un établissement privé de Seine Saint Denis, l’ont été sur demande expresse de l’autorité académique, un peu comme si le caractère propre de l’établissement sous contrat permettait ainsi d’éviter une déscolarisation que la loi avait, de fait, entraînée »2. Où l’on voit que, à mesure que la nouvelle laïcité scolaire s’est déployée au sein de l’enseignement public – c’est-à-dire, à mesure que les élèves souhaitant exprimer une appartenance religieuse par le port d’un signe ou d’un vêtement en ont été exclu·e·s –, elle est devenue dépendante, dans une certaine mesure, non seulement de l’existence d’un secteur privé de l’enseignement, mais encore de l’interdiction qui y règne, pour les établissements, de choisir (et donc, de refuser) des élèves sur le fondement de leur religion.

 

Tous ces éléments convergent pour établir que le régime juridique de l’enseignement privé est mû par une logique d’accommodement : à bien des égards, les règles juridiques s’adaptent à et accommodent la spécificité de l’enseignement religieux. Une telle conclusion est intéressante à plusieurs égards. D’abord, parce qu’elle va à l’encontre d’un récit commun sur la tradition constitutionnelle française, volontiers présentée comme hostile, par principe, à toute idée d’accommodement – et singulièrement à toute idée d’accommodement religieux. Ensuite parce que, remise en perspective historique, elle permet de souligner combien ce régime d’accommodement, initialement consenti à l’enseignement catholique, se tend à mesure que le pluralisme religieux accru de la société française trouve un écho dans le secteur de l’enseignement privé.

 

Au moment de l’adoption de la loi Debré, l’enseignement privé était en effet quasiment exclusivement catholique. Une part importante du monde catholique était d’ailleurs assez hostile à la loi Debré, de crainte que le « cadeau » du financement par l’État fût empoisonné par trop de sujétions liées à l’association au service public. De fait, vingt ans plus tard, « le révérend père Vandermeersch relevait […] dans la revue Études qu’un grand nombre d’écoles catholiques n’ont plus de catholiques que le nom, en ce sens que les parents ne les choisissent pas pour des raisons religieuses et que les enseignants ne s’y sentent pas engagés en tant que chrétiens et encore moins de façon collective »3. Aujourd’hui, il faut bien constater que le sens de la scolarisation dans l’enseignement privé a largement changé de signification. Bien souvent, le choix de l’école privée n’est plus aujourd’hui tant confessionnel que scolaire : des stratégies d’éviction d’un secteur public jugé dégradé coexistent avec des stratégies d’excellence. Le passage par l’école privée se banalise : près de 50% d’une classe d’âge fréquente désormais, à un moment ou un autre, un établissement privé. Signe ultime qu’il n’en va souvent plus d’un choix spirituel : dans de nombreuses familles, certains enfants sont scolarisés dans le privé et non les autres. Ces différents éléments sont congruents avec le fait que nombre d’enfants non catholiques sont scolarisés dans des établissements catholiques. D’ailleurs, ces transformations, réelles, suscitent un mouvement de réaction : le monde de l’enseignement privé catholique est en effet traversé par un mouvement de reconfessionnalisation qui privilégie, souvent, le statut des écoles hors contrat afin de garder la plus grande indépendance vis-à-vis du service public de l’Éducation Nationale.

Mais la grande évolution de la réalité de l’enseignement privé au cours des dernières décennies tient à l’apparition d’écoles liées à d’autres religions que le catholicisme. Bien qu’il en existât quelques-unes depuis le début du XIXe siècle, c’est vraiment à partir des années 1980 que le secteur de l’enseignement privé juif a connu un fort développement. Depuis le début du XXIe siècle, c’est un secteur musulman d’enseignement privé qui émerge. Cette diversification est intéressante à mettre en relation avec les évolutions du cadre juridique. Il semble en effet que, pour l’essentiel, le cadre hérité de la loi Debré ait été adapté sans grand changement au secteur des écoles juives. En revanche, l’apparition d’écoles musulmanes a coïncidé avec une volonté législative de durcir le cadre juridique : conditions d’ouverture des écoles resserrées, accroissement des contrôles des autorités publiques, création de sanctions pénales et administratives nouvelles en cas de non-respect des règles relatives à l’enseignement privé… Au fil de nombreuses lois récentes (loi Peillon de 2013, loi Gatel de 2018, loi Blanquer de 2019, loi séparatismes de 2021…), la logique de partenariat initiée par la loi Debré semble bien aujourd’hui faire place à une logique de contrôle. De manière intéressante toutefois, cette volonté de contrôle accru de la part de l’autorité publique se présente comme justifiée par la nécessité de la lutte contre des risques ou des maux tels que le séparatisme ou la radicalisation religieuse. C’est donc, en réalité, le principe même de la légitimité de l’affirmation par les établissements privés d’un caractère propre confessionnel qui se voit fragilisé par le nouveau paradigme régulatoire. Par contraste, d’autres aspects de l’accommodement consenti par la loi républicaine à la religion (à commencer par la question du financement public) ne paraissent pas remis en cause. Il en va là d’un aspect d’autant plus frappant que les données disponibles indiquent que le montant du financement public contraste avec la réalité socio-économique de la population scolarisée dans l’enseignement privé. Au sein de la population accueillie par celui-ci, les classes favorisées sont en effet sur-représentées, tandis que les classes défavorisées sont nettement sous-représentées par rapport à leur présence dans l’enseignement public. Il faut donc en conclure qu’une part non négligeable du financement public de l’école bénéficie à un secteur qui ne participe pas de la lutte contre les inégalités sociales dans l’éducation. L’échec des négociations amorcée sur ce point précis par l’ancien ministre Pap Ndiaye ne fait que souligner plus avant la tension entre cette réalité élitiste de l’enseignement privé et les objectifs de démocratisation et d’égalité qui sont affirmés comme constituant le cœur de la politique éducative du pays. Voilà un exemple des tensions et contradictions qu’une attention accrue des sciences sociales à l’enseignement privé doit permettre d’interroger.

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