Laïcité et sport.1Cet article repose principalement sur la documentation recueillie lors des deux journées de séminaire organisées conjointement par le Ministère des sports et de l’Education nationale le 22 et 23 février 2022 sur le thème de la laïcité et de la prévention du séparatisme dans le champ du sport. Je tiens à ce propos à remercier le lieutenant-colonel Philippe Sibille qui m’a donné accès à cette documentation. Ces deux journées, où perçaient de discrètes mais significatives divergences entre la Ministre des sport, Amélie Oudéa-Castéra et son homologue de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, ont permis de faire entendre la voix des fédérations sportives, du Conseil des sages de la laïcité, des renseignements territoriaux (UCLAT) et de chercheurs travaillant sur les pratiques sportives et la laïcité
Le sport que l’on peut définir comme un ensemble de pratiques mettant en jeu le corps sous forme d’exercices individuels ou collectifs visant un loisir ou une performance, est un phénomène social d’ampleur, un espace d’enjeux spécifiques, dirait Pierre Bourdieu, qui concerne aujourd’hui un nombre significatif de pratiquant·e·s237 millions de français déclarent pratiquer une activité physique ou un sport au moins une fois par semaine et près de 19 millions sont affiliés à une fédération ou un club. 162 187 associations sportives adhèrent au Comité national olympique et sportif français (Sources : INJEP, 2022). Comme tout phénomène social brassant des populations, d’âge, de genre et d’origines différentes, c’est un puissant vecteur de cohésion sociale, mais aussi un miroir des sociétés dans lesquelles il s’inscrit et par conséquent un reflet des débats qui les agitent. Le secteur sportif n’échappe donc pas aux controverses que la laïcité suscite dans le reste de la société française.
Les jeux Olympiques de Paris qui se sont déroulés dans la ferveur d’une unité nationale retrouvée après un épisode politique tendu, n’ont en effet pas manqué de faire apparaître des divergences dans la façon dont les nations engagées, appliquent ou non le principe de neutralité politique ou religieuse. Certains pays comme la France, conformément à l’article 50.2 de la charte olympique, neutralisent les appartenances religieuses en interdisant par exemple le port du hijab ; d’autres, très majoritaires, l’autorisent individuellement, tandis que d’autres, très minoritaires, l’imposent à ces représentant·e·s. On a donc pu observer des sportives qui pratiquaient le judo, l’escrime ou le volley ball avec un couvre-chef alors même qu’en France, le port du foulard est interdit dans la plupart des fédérations sportives. De même, les spectateurs auront pu constater qu’il existait, dans les sports où les tenues habituelles supposent des vêtements courts et légers pour les jeunes femmes, l’obligation pour certaines nations de respecter l’usage de vêtements pudiques comme dans les équipes féminines d’Iran, d’Egypte ou d’Arabie saoudite.
Il est intéressant de rappeler qu’au moment de la fondation du Comité international olympique en 1894, la neutralité politique et religieuse ne figurait aucunement dans la charte portée par Pierre de Coubertin. Cependant le texte stipulait bien que « la pratique du sport est un droit de l’homme. Chaque individu doit avoir la possibilité de faire du sport sans discrimination d’aucune sorte et dans l’esprit olympique, qui exige la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et de fair-play »3Article 4 de la charte olympique.. C’est à l’épreuve de l’histoire que le texte va progressivement évoluer : d’abord en 1949 vers un principe de non-discrimination qui répondait au racisme des nazis durant la seconde guerre mondiale, sans pour cela limiter l’expression politique ou religieuse des athlètes ; puis vers une neutralité plus volontariste, à la suite des poings levés des sprinters américains en 1968, de l’assassinat des athlètes israéliens lors des jeux de Münich en 1972 et enfin du boycott de 22 pays d’Afrique au moment des jeux de Montréal en 19764Ces 22 pays protestaient contre la présence de la Nouvelle Zélande accusée d’avoir envoyé son équipe de rugby jouer en Afrique du sud alors que celle-ci faisait l’objet d’un boycott international en raison de son régime d’apartheid., qui poussent le CIO à modifier à nouveau sa charte en interdisant désormais « toute démonstration ou propagande politique, religieuse ou raciale dans les enceintes olympiques »5Article 50.2 de la charte olympique réaffirmé le 17 juillet 2020.. Il ouvrait ainsi la possibilité de neutraliser les appartenances religieuses ostensibles dans le contexte des Jeux olympiques mais aussi de l’étendre aux fédérations nationales souhaitant incarner les valeurs de l’Olympisme. Non seulement, la charte s’applique directement aux différents Comités internationaux, mais les fédérations peuvent y faire référence dans leurs règlements et statuts et il en va de même pour les associations non affiliées ainsi que les clubs privés. Les Jeux de Paris en 2024 ont montré que le CIO n’était pas totalement parvenu à empêcher l’intrusion du politique, puisque la Russie en était absente en raison du dopage systémique mais aussi de la guerre en Ukraine, et que des sportifs notamment iraniens et algériens ont refusé de rencontrer leurs homologues israéliens pour protester contre la colonisation et la guerre en Palestine, remettant ainsi en question le quatrième commandement de l’olympisme.
En France, les règles corrélées au principe de laïcité doivent être déclinées selon différentes configurations qui mettent en jeu à la fois le contexte et le statut des personnes. Les fédérations sportives agréées qui représentent l’administration publique, sont soumises à la même neutralité religieuse que leurs homologues d’autres secteurs, tandis que les clubs privés ne le sont pas. Ceux-ci peuvent cependant décider, dans leur règlement intérieur, de neutraliser l’appartenance religieuse de leurs salariées ou de leurs bénévoles. Quant aux usagers (adhérents, pratiquants), ils ne sont juridiquement pas astreints à la neutralité religieuse, mais peuvent là aussi se référer aux valeurs de l’Olympisme largement respectées dans le monde, en évitant toute forme de démonstration politique, religieuse ou raciale dans les espaces dédiés au sport, conformément à l’article 50.2 de la charte du CIO.
Il faut pourtant reconnaître que notre principe de laïcité, qui en France, établit un régime de séparation entre les Eglises et l’Etat, peut aboutir parfois, à des situations paradoxales où par exemple, conformément à la loi de 2004, une lycéenne pratiquant la boxe avec un professeur d’EPS dans le cadre de son lycée ne pourra pas porter le hijab, tandis qu’elle pourra le faire, avec le même entraîneur, dans le cadre de son club associatif. L’extension de la neutralité religieuse aux élèves d’écoles, de collègues et de lycées a contribué à brouiller l’appareil juridique français qui structurait la laïcité. C’est ce qui fragilise parfois la compréhension de ce principe et le rend plus difficile à transmettre notamment à celles ou ceux qui revendiquent une identité religieuse. Cependant, dans les faits, on constate que la liberté d’exprimer ostensiblement son appartenance religieuse dans les stades ou les gymnases, est peu exercée, et qu’elle ne concerne qu’une très petite minorité de clubs ou d’associations affiliées à des communautés croyantes, principalement musulmanes mais pas exclusivement6Citons par exemple la fédération française culturelle et sportive Maccabi issue de groupes sportifs juifs des années trente ou encore la Fédération sportive et culturelle de France d’obédience chrétienne qui privilégient, dans leurs pratiques, la dimension sportive sur la dimension religieuse ou communautaire en ouvrant leur recrutement à des adhérents non juifs ou non chrétiens., et plutôt dans les quartiers populaires où l’on observe une surreprésentation de musulmans pratiquants. Dans cette minorité de clubs et de fédérations et dans quelques sports populaires comme le football ou les sports de combat (boxe, karaté, judo…) on peut donc observer des poussées de religiosité qui inquiètent les instances dirigeantes du sport en raison du repli ethnoracial et des risques de dérives radicales qu’elles peuvent susciter. Citons pour exemple, les hidjabeuses, une association de footballeuses qui militent pour pouvoir porter un foulard pendant les matches ou encore ces footballeurs professionnels qui souhaitaient faire adopter un temps de pause « ramadan » durant les matches afin de s’alimenter et se désaltérer à la tombée de la nuit7En Angleterre, cette pause a été adoptée par les équipes de Première League et les trois divisions inférieures : la Championship, la League One et la League Two.. Ces requêtes qui relèvent de ce que Rachid Benzine appelle « l’émergence d’un mode de vie halal ostensible »8Benzine R., Le Monde, 18 juin 2015., ont été rejetées par le Conseil d’Etat, qui a rappelé que « le principe de neutralité du service public s’applique aux fédérations sportives qui sont en charge d’un service public. Leurs agents et plus largement toutes les personnes sur lesquelles elles ont autorité doivent s’abstenir de toute manifestation de leurs convictions et opinions personnelles. Cette obligation de neutralité s’applique également à toutes les personnes sélectionnées dans une des équipes de France lors des manifestations et compétitions auxquelles elles participent »9Conseil d’Etat du 29 juin 2023.. L’interdiction peut toucher aussi les licenciés ordinaires dès lors que leurs tenues peuvent faire obstacle au bon déroulement des matchs en entrainant des affrontements qui pourraient attenter à la sécurité et à l’ordre public . Mais, on peut aussi évoquer ces joueuses ou ces joueurs qui se signent avant d’entrer sur le terrain et qui n’ont fait l’objet d’aucune réclamation. Les dérogations au principe de neutralité religieuse, outre qu’elles sont très minoritaires et peu conséquentes, font l’objet d’une focale médiatique et politique qui tend à crisper les positions de part et d’autre de l’échiquier social. La laïcité est alors instrumentalisée pour dénoncer les agissements « séparatistes »10Le séparatisme est l’expression mobilisée après l’assassinat de Samuel Paty pour désigner celles ou ceux qui prêtent allégeance à des valeurs alternatives aux principes républicains. d’associations, de clubs ou de pratiquants qui sont suspectés de vouloir remettre en cause le modèle républicain et imposer des règles inspirées d’un référentiel religieux.
Si la question de la laïcité dans le sport s’est invitée ces dernières années dans l’agenda médiatique et politique de notre pays c’est en raison du développement préoccupant des radicalités religieuses dans notre société et des conséquences tragiques qu’elles ont engendrées. Il s’avère en effet que quelques associations mobilisent bien le sport ou d’autres activités pour en faire des outils de socialisation religieuse, en dispensant des principes incompatibles avec les valeurs citoyennes, qu’il s’agisse de l’égalité entre les femmes et les hommes ou de l’exclusion de personnes en raison de leurs convictions ou de leurs orientations sexuelles. Cependant, les rares enquêtes dont nous disposons à ce jour, montrent qu’il est très difficile de prendre la mesure de ces phénomènes dans le sport. Le rapport remis en 2022 au gouvernement par l’Institut des hautes études du Ministère de l’intérieur11IEHMI, Terrain de radicalisation ou de prévention ? Exploration des radicalisations dans le sport associatif, rapport, mars 2022, SpoRAD. conclut que les données collectées échouent à montrer un rôle spécifique de la pratique ou de l’association sportive dans le processus de radicalisation. Sans vouloir minimiser la légitime inquiétude des pouvoirs publics, on peut cependant s’interroger sur la nécessité de donner une trop forte visibilité médiatique ou politique aux quelques dérives touchant un nombre peu significatif de structures et de pratiquants dans un contexte où le principe de neutralité religieuse dans le sport semble très massivement et spontanément respecté.