En 2025, nous célébrerons l’année France-Brésil, en ce sens je pense qu’il est pertinent ici, dans « Vigie de la laïcité », d’esquisser une brève réflexion comparative sur les impasses de la laïcité dans les deux pays. Je dirais, grosso modo, que les pierres d’achoppement de la laïcité dans les deux pays pourraient se résumer à l’idée qu’il y aurait en France un excès de contrôle et de normativité qui pourrait aboutir dans un laïcisme et à une restriction de la liberté religieuse. Alors qu’au Brésil, il y aurait un excès de religion qui empêcherait l’amplitude de neutralité correspondante au régime de laïcité, ce qui entraînerait un danger de confessionnalisation.
J’estime que, dans le cas de la France, c’est l’État et ses représentants issus d’une société sécularisé qui ont été chargés d’établir les normes qui définissent le régime de la laïcité et la place de la religion dans l’espace public; tandis qu’au Brésil, étaient et sont les églises chrétiennes (le catholicisme avec sa présence de plusieurs siècles et actuellement de manière hégémonique, les évangéliques) qui ont exercé l’initiative devant l’État pour établir leur présence dans l’espace public, l’obligeant à des concessions, des exemptions et des avantages. Et cela s’est accentué avec l’arrivée au pouvoir en 2018 du gouvernement d’extrême droite de Bolsonaro.
Dans le cas de la France, des auteurs comme Jean Baubérot, Philippe Portier et Valentine Zuber trouvent étrange que la laïcité, toujours défendue – dans sa caractéristique de séparation des sphères de l’État et des religions – comme principe de liberté de croyance dans la société civile, est maintenat invoqué comme un instrument d’embarras pour les minorités religieuses. Les trois chercheurs considèrent que ces positions vont au-delà des principes de la loi de 1905, pour laquelle la neutralité ne doit s’exercer que dans les espaces des administrations et par ses fonctionnaires salariés et non dans les espaces de la société: travail, commerce, affaires et loisirs. La loi de 1905 exigeait la neutralité et l’abstention d’afficher des symboles religieux uniquement dans les espaces d’Etat, mais les lois de 2004 et 2010 étendent aux élèves dans les écoles publiques l’intediction de porter des signes ostensibles, et aux citoyens l’interdiction de porter un vêtement dissimulant le visage sur la voie publique, dans les magasins, et les salles de concert.
En ce qui concerne le Brésil, nous avons assisté ces dernières années à un débat entre différentes valeurs et visions du monde, venant de personnes religieuses et laïques, sur ce que devrait être le régime de laïcité à pratiquer dans le pays. Un débat qui déclenche, selon les camps, des significations divergentes sur le caractère laïqu de l’État: « Le Brésil est un pays laïque », affirment les groupes laïques de la société civile et du secteur public qui veulent garantir l’autonomie pédagogique, scientifique et juridico-normative comme moyen de gérer le bien commun. « Le Brésil est un pays laïque, mais pas athée » répondent les segments conservateurs évangéliques et catholiques, qui veulent que les valeurs religieuses tempèrent les décisions de l’État par rapport à la société, en raison de ce qu’ils stiment être le poids de la présence religieuse dans la société brésilienne. L’aboutissement du projet de confessionnalisation de l’État brésilien a eu lieu, à partir de 2018, sous le gouvernement Bolsonaro. Ce projet était évident dans son discours de campagne lorsqu’il déclarait: « Dieu avant tout. Il n’y a pas d’État laïque ! L’État est chrétien et la minorité qui s’y oppose doit changer. Les minorités doivent s’incliner devant les majorités ».
Sur la base de mon argument exposé ci-dessus, où la question de la laïcité est moins considérée comme une question philosophique, conceptuelle et juridique que comme une question de dynamique sociale des projets proposés, de leurs partisans et de leurs intérêts, des conflits et de leurs résultats, il est possible de dire que les dilemmes de la laïcité en France et au Brésil, correspondent à des situations symétriques et inverses, mais qui communiquent entre elles. En France, l’idée de laïcité, par la loi de 1905 limitée à la sphère étatique, elle est transplantée dans la société et est souvent invoquée pour restreindre la diversité religieuse et les religions minoritaires, comme l’Islam. Au Brésil, la notion de laïcité est élargie pour y intégrer la présence de la religion, dans le but d’accommoder et de légitimer les privilèges des églises chrétiennes hégémoniques dans l’État.
En commun, une vision sélective quant à la religion qui devrait être reconnue comme légitime : la religion chrétienne, présentée comme la racine de la culture nationale dans les deux pays. Il en va de même pour ceux qui devraient être la cible de méfiance et de mesures punitives: les musulmans en France et les religieux afro-brésiliens au Brésil. En France comme au Brésil, en raison d’affinités antipodiennes, le thème de la laïcité a été capturé par l’extrême droite sur la base de valeurs religieuses ultra-conservatrices. En France, comme le souligne Baubérot, pour des hommes politiques de droite comme F. Baroin, la laïcité rendue plus « culturelle », expression d’une prétendue tradition identitaire française, est dirigée contre le « monde musulman » et contre « une partie des immigrés». Et au Brésil, l’extrême droite religieuse, arguant que le christianisme est majoritaire dans la population, occupe les espaces institutionnels de la politique et du pouvoir d’État pour entreprendre – sur la base de ce qu’elle considère comme une « laïcité non athée » – des politiques confessionnelles et hégémonistes, où la diversité religieuse, de genre et idéologique doit être soumise à la primauté chrétienne. Dans le cas brésilien, ce sont principalement les religions afro-brésiliennes, mais aussi LGBTQIA+ et le féminisme, qui constituent la cible de cette action de répression culturelle, symbolique et politique.
Marcelo Camurça est directeur d’études à l’Université fédérale de Juiz de Fora/Brésil, chercheur au CNPQ/Brésil, membre associé du GSRL à l’étranger et du Conseil scientifique de «Vigie de la laïcité» à l’étranger.