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Entretien de Charles Mercier avec Anne Fornerod : Quelques éclairages juridiques

Publié le 15/03/2024 par Vigie de la Laïcité
Avec Anne Fornerod, Charles Mercier

Publié le 15/03/2024
Par Vigie de la Laïcité
Avec Anne Fornerod, Charles Mercier

Charles Mercier : Quel était le cadre règlementaire et juridique concernant les signes religieux à l’école avant la loi du 15 mars 2004 ?

Anne Fornerod : Le cadre antérieur à la loi de 2004, du point de vue de l’encadrement juridique du fait religieux, reposait sur des sources assez classiques, à savoir l’intervention du Conseil d’État, à travers un avis et la jurisprudence, et deux circulaires.

Saisi par le ministère de l’Éducation nationale, confronté à l’affaire des collégiennes voilées de Creil, le Conseil d’État rend un avis le 27 novembre 1989 (n° 346.893) dans lequel il estime que la liberté de conscience « reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité. » Il considère qu’en lui-même le port d’un signe religieux par un élève n’est pas contraire à la laïcité et qu’il ne peut être interdit sauf en cas de non-respect du bon déroulement des cours, de prosélytisme ou de contestation de l’autorité des enseignants et du contenu des enseignements. Il renvoie enfin à une appréciation au cas par cas, au sein de chaque établissement.

Cet avis se caractérise par la recherche d’un équilibre entre la liberté de conscience des élèves et leurs obligations en tant qu’usagers du service public de l’enseignement, qui venaient d’être rappelées par la Loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 (Article 10).

Le Conseil d’État retiendra la même approche au contentieux, en particulier dans l’arrêt du 2 novembre 1992, Kherouaa et autres (n°130394).

En parallèle, le ministère de l’Éducation nationale adopte deux circulaires qui tentent d’adapter cette position libérale aux difficultés pratiques rencontrées, semble-t-il, dans sa mise en œuvre.

La circulaire du 12 décembre 1989 reprend en substance l’avis de 1989.

La circulaire du 20 septembre 1994 marque un changement de terminologie. Apparaissent l’idéal laïque, le rôle de l’école comme lieu « d’éducation et d’intégration », le vivre ensemble, « les manifestations spectaculaires d’appartenance religieuse ou communautaire ». Il en ressort que les signes ostentatoires sont en eux-mêmes des éléments de prosélytisme et distinction est faite entre les signes ostentatoires et les signes plus discrets.

Le cadre juridique renvoie donc dans l’ensemble à une appréciation au cas par cas qui s’est avérée problématique. Les difficultés rencontrées en pratique constituent en effet une des raisons qui justifieront, à l’été 2003, l’installation de la commission Stasi, chargée de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République et.

Ch. M. : Les 36 recommandations de la commission Stasi, formulées en décembre 2003, parmi lesquelles celle préconisant d’interdire les signes ostensibles à l’école publique (que le pouvoir reprend à son compte dès le 17 décembre 2003), relevaient-elles toutes d’une « laïcité ferme » ? Peut-on distinguer différents types d’inspirations ? 

A. F. : Dans le rapport de la commission Stasi, sont mises sur le même plan, formellement, des recommandations très différentes, par les sujets abordés et les suites qui leur ont été données.

Une clé de lecture possible de cette diversité consiste à les considérer à la lumière du contexte et de l’ambition qui ont présidé à l’installation de la commission Stasi : il s’agissait de prendre à bras le corps les difficultés d’intégration sociale d’une partie de la population, difficultés associées à la religion musulmane. Ce lien a conduit à voir dans la laïcité un outil qui pourrait renforcer la cohésion sociale. Or, le principe de laïcité utilisé comme un outil d’intégration suppose le cas échéant de renoncer à son appartenance religieuse.

À partir de là, une double distinction peut être faite au sein de cet ensemble de recommandations :

  • la distinction entre celle qui concerne le port de signes religieux à l’École publique et toutes les autres ; cette recommandation peut en effet d’emblée être mise à part dans la mesure où le travail de la commission Stasi sur ce point a pu être analysé comme celui d’un rouage d’une mécanique plus large visant une telle interdiction. L’École constitue en effet le lieu de l’intégration républicaine par excellence et le voile islamique est devenu le symbole visuel de l’échec de l’intégration dû à une appartenance religieuse.
  • La distinction entre celles qui relèvent de cette laïcité « ferme », reposant sur le lien établi entre appartenance religieuse et intégration, et celles qui correspondent à une vision plus classique et libérale de la laïcité.

La ligne de partage pourrait donc tenir à la conception de la laïcité que telle ou telle recommandation reflète. À titre d’exemple, la charte de la laïcité à l’hôpital est celle qui s’inscrit le plus clairement dans la logique d’une laïcité ferme.

Ch. M. : Est-ce que la loi du 15 mars 2004 n’a pas exprimé et produit une nouvelle laïcité ?

A.F. : En elle-même, la loi du 15 mars 2004, inspirée par la recommandation du rapport Stasi, a un champ d’application relativement limité puisqu’elle concerne uniquement les élèves des établissements publics d’enseignement. Elle marque toutefois un tournant dans le débat public sur la laïcité et le droit a évolué par la suite dans le sens d’une extension de l’exigence de neutralité : il ne s’applique plus uniquement aux agents publics et a été étendu au-delà de la sphère des services publics. Si la HALDE avait dû à plusieurs reprises rappeler le champ d’application exact de la loi de 2004, la loi du 8 août 2016 permet aux entreprises privées d’introduire le principe de neutralité dans leur règlement intérieur (article L. 1321-2-1 du Code du travail) – reprenant d’ailleurs une recommandation de la commission Stasi – et la loi du 24 août 2021 prévoit la neutralité des salariés de droit privé travaillant dans des entreprises ou des organismes en charge de l’exécution d’un service public. De manière générale, après la constitutionnalisation de la laïcité, et un siècle après la loi de Séparation, il apparaît qu’en dépit de son objet circonscrit à l’école publique, la loi de 2004 a été perçue comme donnant à la laïcité un écrin législatif plus large. De fait, elle constitue le point de départ d’une juridicisation de la laïcité axiologique, en parallèle d’un droit inspiré par une laïcité libérale dans l’esprit de la loi du 9 décembre 1905.

 

Charles Mercier
Historien, Université de Bordeaux

Anne Fornerod
Juriste, CNRS et Université de Strasbourg

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