Avis juridique

Commentaire : Conseil d’Etat, ord., 21 juin 2022, n°464648, Commune de Grenoble

Publié le 25/06/2022 par Vigie de la Laïcité
Avec Stéphanie Hennette-Vauchez

Publié le 25/06/2022
Par Vigie de la Laïcité
Avec Stéphanie Hennette-Vauchez

Résumé

La décision rendue ce 21 juin par le Conseil d’État dans l’affaire du burkini dans les piscines grenobloises est importante à plus d’un titre.

D’abord et avant tout, parce qu’elle rappelle que le principe de laïcité ne s’oppose pas à la liberté religieuse ni n’impose aux personnes de s’abstenir de manifester leur religion dans la sphère publique -et, ici, lorsqu’elles fréquentent les services publics. Le Conseil d’État précise même que si les gestionnaires de services publics sont tenus de veiller tant à la neutralité des services publics qu’à l’égalité de traitement des usagers, il leur est parfaitement loisible, « pour satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre d’usagers puisse accéder effectivement au service public », de « tenir compte de certaines spécificités du public concerné », y compris lorsqu’il s’agit de spécificités religieuses. Ce faisant, le Conseil d’État ne fait que confirmer une lecture jurisprudentielle déjà éprouvée à propos des menus de substitution dans les cantines scolaires (CE, 11 déc. 2020, n°426483 : s’il n’y a pas de droit des usagers à se voir servir des repas différenciés leur permettant de ne pas consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses, « ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d’égalité devant le service public, ne font, par eux-mêmes, obstacle à ce que ces mêmes collectivités territoriales puissent proposer de tels repas »).

Ensuite parce que c’est au terme d’un raisonnement qui laisse présager des difficultés futures d’application et d’interprétation que le Conseil juge néanmoins que le règlement de la municipalité grenobloise attaqué porte atteinte aux principes de laïcité et de neutralité.
Contrairement à ce que certains acteurs affirment à tort et à travers, le Conseil d’État établit bien que ce n’est pas le port ou la présence de burkinis dans les piscines qui pose problème. En vertu du point précédent, on ne saurait en effet interpréter le principe de laïcité comme imposant une forme de neutralité religieuse aux usagers des services publics. C’est ailleurs que l’atteinte à la laïcité et à la neutralité trouve sa source : en l’occurrence, dans les ressorts et motivations de la délibération attaquée. Le Conseil d’État considère en effet qu’elle « doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés ‘burkinis’ » car la dérogation à la règle commune qu’elle permet (savoir : permettre le port de « tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse »), « très ciblée », ne fait que répondre au « seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers ». C’est parce qu’il estime que la dérogation n’est pas justifiée (ou pas bien justifiée ?) que le juge censure la délibération grenobloise.
Un tel raisonnement interroge à au moins trois égards. Il est, d’abord, très inhabituel (voire problématique) que le contrôle de légalité, et notamment le contrôle du principe d’égalité, repose sur la reconstruction jurisprudentielle de l’intention de l’auteur de l’acte. Il ouvre par ailleurs la voie à de nombreux futurs contentieux, exposant en réalité tout acte administratif à la contestation via le déféré préfectoral « laïcité-neutralité » au motif que l’intention de son auteur serait de faire droit aux besoins ou revendications d’un groupe spécifique d’usagers. Il interroge, enfin, sur la complexité de l’articulation proposée du principe et de son application. Le Conseil d’État affirme en effet simultanément que le gestionnaire d’un service public peut prendre en compte les spécificités de certains usagers et que, en l’espèce, la mairie de Grenoble a manqué aux principes de laïcité et de neutralité pour avoir fait… précisément cela ! Seule la référence à l’idée d’une dérogation « forte » et « très ciblée » permet de concilier les deux aspects du raisonnement ; mais le Conseil d’État s’abstient tout à la fois de définir et de donner des critères de ce qui distingue(rait) de telles dérogations de dérogations « normales » ou « acceptables ». Il n’est donc pas certain que le Conseil d’État offre les moyens de canaliser le nouveau déféré laïcité.

Commentaire

« Le gestionnaire d’un service public est tenu, lorsqu’il définit ou redéfinit les règles d’organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l’égalité de traitement des usagers ». Il peut néanmoins « pour satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre d’usagers puisse accéder effectivement au service public », tenir compte, « au-delà des dispositions légales et réglementaires qui s’imposent à lui, de certaines spécificités du public concerné », car « les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que ces spécificités correspondent à des convictions religieuses1CE, 21 juin 2022, n°464648. ». Voilà des considérations de principe à la fois capitales et probablement peu réjouissantes pour nombre des acteurs de la nouvelle « affaire » du burkini -à commencer par ceux qui, depuis les travaux ayant mené à l’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République jusqu’à sa première mise en application par le préfet de l’Isère piloté par le ministère de l’Intérieur2La presse a largement relayé le fait que le préfet de l’Isère a ici agi à la demande directe du ministre de l’Intérieur. , ont souhaité faire du préfet le grand surveillant de la neutralité et de la laïcité des services publics3Art. L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales issu de la loi du 24 août 2021 : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) »..

Certes, l’ordonnance du Conseil d’État rappelle que les usagers n’ont aucun droit à ce que leurs spécificités éventuelles (religieuses ou autres) soient prises en compte. En effet, « les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Le Conseil d’État précise en outre que si le gestionnaire d’un service public choisit de prendre en compte certaines spécificités de certains usagers, sa marge de manœuvre est toutefois réduite : il ne peut, ce faisant, porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service.

Après avoir posé ces principes, le Conseil d’État juge qu’en l’espèce, le règlement des piscines de la ville de Grenoble excède la marge de manœuvre admissible, pour deux raisons. L’une tient à l’intention de l’auteur de l’acte, l’autre à l’articulation entre principes d’égalité et de neutralité.

L’intention de l’auteur de l’acte : pourquoi ce nouveau règlement de piscines ?

Le 16 mai 2022, le conseil municipal de la ville de Grenoble a entériné une nouvelle version de l’article 10 du règlement intérieur des piscines de la ville aux termes duquel, d’une part, « les tenues de bains doivent être faites d’un tissu spécifiquement conçu pour la baignade ajustées près du corps » et, d’autre part « les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse » sont interdites. A contrario, de telles tenues sont donc désormais admises pour autant qu’elles ne dépassent pas la cuisse -étant entendu que le nouveau règlement permet également le port du monokini. En d’autres termes, le règlement ne vise évidemment pas le burkini en tant que tel, ni ne fait quelque référence que ce soit à des tenues « religieuses ». D’ailleurs, la ville de Grenoble faisait valoir en défense que « le règlement intérieur n’a pas pour objet d’autoriser une pratique religieuse mais seulement de permettre à toute personne d’accéder aux équipements sportifs des piscines, dans le respect des règles d’hygiène et de sécurité propres à ces équipements, sans considération de distinction des convictions religieuses, des pudeurs ou des contre-indications dermatologiques vis-à-vis de l’exposition aux UV ». En d’autres termes (et comme le reconnaît le Conseil d’État), la ville de Grenoble affirme que cette modification du règlement des piscines est mûe par le souhait de permettre aux « usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps, quelle que soit la raison de ce souhait ».

Mais le Conseil d’État rejette cette argumentation. S’appuyant sur « le contexte » dans lequel le règlement a été modifié tel que relaté à l’audience, il considère en effet que la délibération attaquée « droit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés ‘burkinis’ » ; la dérogation à la règle commune selon laquelle des tenues ajustées près du corps sont exigées dans les piscines municipales « est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse4« cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers ». ». Elle encourt dès lors la censure, non pas pour atteinte à la laïcité ou la neutralité (puisqu’au contraire, le Conseil d’État rappelle qu’« une telle adaptation du service public pour tenir compte de convictions religieuses n’est pas en soi contraire aux principes de laïcité et de neutralité du service public »), mais parce qu’elle « ne répond pas au motif de dérogation avancé » (et que son caractère « très ciblé » et « fortement dérogatoire à la règle commune » doit être considéré comme dépourvue de « réelle justification de la différence de traitement qui en résulte » -on revient sur ce point infra). L’intention derrière la délibération du conseil municipal joue donc ici un rôle éminent, à deux titres. D’abord parce qu’elle est juridictionnellement reconstruite, ensuite parce qu’il est inhabituel qu’elle joue un tel rôle dans l’interprétation par le juge des principes d’égalité et de non-discrimination.

Il est très intéressant de souligner la manière dont le Conseil d’État, après l’avoir rappelé, disqualifie le discours de justification porté par la mairie de Grenoble. Refusant l’argument selon lequel la délibération poursuit l’objectif de permettre l’accès « du plus grand nombre » d’usagers aux piscines de la ville, le Conseil d’État juge qu’elle ne visait en réalité qu’à y permettre le port du burkini. Une telle disqualification fait d’une certaine manière primer une lecture politique de l’affaire sur un strict raisonnement juridique qui aurait mené à ce que la délibération soit lue (seulement) pour ce qu’elle dit (le texte) et non ce qui l’éclaire (le contexte). En d’autres termes, le Conseil d’État a rabattu le sens des mots « tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse » sur la seule hypothèse du burkini5Il y aurait en outre beaucoup à dire sur le fait d’avoir également rabattu le sens du « burkini » sur une pratique religieuse -a fortiori sur une forme de pratique religieuse qu’il serait légitime de combattre..
Il ne fait en effet guère de doute que, politiquement, la modification du règlement intérieur des piscines de Grenoble a trouvé sa source dans des débats relatifs au burkini. Il n’en reste pas moins que la délibération attaquée, non seulement ne vise pas le burkini (dès lors qu’elle se borne à permettre, a contrario, le port de « tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse », catégorie évidemment plus large que le burkini) mais encore permet d’autres catégories de tenues antérieurement interdites (et notamment le seul monokini pour les femmes, qui auraient pu sous cette règle nouvelle se baigner seins nus). Il est intéressant de voir que le juge efface ici l’effort de mise en formes juridiques consenti par la mairie, qui précisément a saisi cette question comme une opportunité de repenser les règles vestimentaires applicables dans les piscines au-delà du seul cas du burkini.
On pourrait même considérer que, ce faisant, le juge paralyse toute politique d’égalité transformative. Supposons que ce qui a motivé la mairie de Grenoble, c’est une sensibilité à l’argument selon lequel certaines catégories d’usager·es se trouvaient exclues de la fréquentation du service public en question à cause des règles vestimentaires en vigueur. Supposons que, quand bien même son attention aurait effectivement été attirée sur cette question par des groupes d’usagères souhaitant porter le burkini qui l’auraient convaincue du caractère excluant desdites règles, la mairie de Grenoble aurait saisi l’occasion pour remettre l’ensemble des règles à plat et interroger l’ensemble des effets d’exclusion qu’elles étaient susceptibles de produire. Dans un tel scénario, on ne pourrait que qualifier la démarche de la municipalité de conforme à (voire encouragée par) une robuste politique d’égalité et de non-discrimination, c’est-à-dire une politique qui interroge les effets potentiellement discriminatoires de règles d’apparence neutre6Sandra Fredman, « Substantive Equality Revisited », International Journal of Constitutional Law, 2016, Vol. 14, n° 3, p. 712.. Or un tel scénario est parfaitement congruent avec le fait que, précisément, la délibération attaquée ne mentionnait pas le burkini ni ne se bornait à n’inclure que cette tenue à la liste des tenues antérieurement prohibées mais désormais autorisées. Le fait que le Conseil d’État fasse fi de la lettre du texte qui lui était soumis pour juger autre chose -et en l’occurrence une présumée « intention » de l’auteur de l’acte informée notamment par « le contexte » de l’affaire- est donc tout à fait problématique du point de vue des politiques publiques d’égalité. Un tel raisonnement ne revient-il pas à fragiliser, juridiquement, toute décision qui modifierait des règles générales dans un effort d’inclusion du plus grand nombre, dès lors que la modification pourrait être lue comme mue, en tout ou partie, par le souhait d’améliorer l’accessibilité de certains groupes d’usagers à raison de leurs convictions ?

Une telle prise en compte -et donc ici, reconstruction- jurisprudentielle de l’intention de l’auteur de l’acte est en outre inhabituelle, notamment au regard des principes d’égalité et de non-discrimination. Les spécialistes le savent : ces principes ont longtemps été interprétés en droit français (et, singulièrement, en droit administratif français ?) d’une manière largement formaliste au terme de laquelle l’application à tous de la même règle était réputée conforme aux exigences d’égalité. L’irruption de la notion de discrimination indirecte commence à changer un peu la donne, le juge pouvant être désormais amené à prendre en considération les effets produits par la règle7Le concept de discrimination indirecte permet d’analyser l’hypothèse où une règle d’apparence neutre qui s’applique pèse, en application, de manière disproportionnée sur une catégorie de personnes ; v. Xavier Souvignet, « Le juge administratif et les discriminations indirectes », Revue Française de Droit Administratif, 2013, p. 315.. Mais ce ne sont pas ici les effets de la délibération attaquée auxquels s’intéresse le Conseil d’État, mais l’intention qui la meut -l’intention, de surcroît, reconstruite et requalifiée par lui puisqu’alors que le maire de Grenoble affirme avoir poursuivi un objectif d’accès élargi à toutes sortes de catégories d’usagers qui se trouvaient exclus par la règle antérieure, le Conseil estime qu’il ne s’agit en réalité que de permettre l’accès des femmes portant burkini. Or il arrive bien souvent au juge administratif de valider des règles énonçant des prescriptions générales applicables à tous, précisément au prix du maintien à distance des intentions des auteurs de l’acte. Qu’on en juge. Le fait que nombre d’écoles publiques aient, suite à la loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves le port de signes par lesquels ils manifestent ostensiblement leurs croyances religieuses, inséré dans leurs règlements intérieurs des dispositions soumettant, en l’absence de toute base légale, les parents accompagnateurs de sorties scolaires à une même obligation de neutralité religieuse, n’a généralement pas été sanctionné ; surtout, les arguments tirés du caractère discriminatoire de ces règles a été rejeté8TA Montreuil, 11 nov. 2011, n°1012015.. Idem lorsque le maire de Châlon-sur-Saône a interdit les menus de substitution dans les cantines scolaires de la ville : alors même que sa décision a été jugé illégale, ni le Conseil d’État ni la Cour administrative d’appel de Lyon n’ont jugé qu’elle était discriminatoire9CE, 11 déc. 2020, n°426483 ; et CAA Lyon, 23 oct. 2018, n°17LY03323..
A contrario, on peut identifier certaines affaires où le Conseil d’État intègre à son raisonnement l’intention de l’auteur de l’acte, mais plutôt dans le but de le sauver. Il a par exemple raisonné ainsi en matière de bonification de pensions pour les personnes ayant interrompu leurs carrières en raison de la naissance ou de l’éducation d’un enfant, jugeant que les règles en vigueur, si elles favorisaient plus particulièrement les femmes, étaient justifiées par l’objectif de compensation des désavantages subis majoritairement par les femmes10CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426.. Il l’a encore fait en matière de référé-liberté, où il a jugé que les panneaux disposés par la municipalité de Dannemarie pour célébrer « l’année des femmes » que certaines associations avaient considérés comme véhiculant des stéréotypes sexistes dévalorisants n’avait « pas été inspiré[s] par des motifs traduisant la volonté de discriminer une partie de la population »11CE, ordonnance du 1er septembre 2017, n° 413607.
Il est donc particulièrement ironique que, sur les questions de laïcité et de neutralité des services notamment, l’intention des auteurs d’actes tende à être laissée de côté lorsque sont attaqués des actes apparemment neutres mais dont « le contexte » pourrait laisser penser qu’ils poursuivent des visées discriminatoires, et intégrée au raisonnement juridique lorsque, au contraire, l’acte attaqué vise à permettre à des minorités religieuses d’exprimer leurs croyances au sein du service public.

Égalité, Neutralité, Laïcité : articulations complexes

Ayant ainsi jugé que la délibération attaquée ne visait qu’à permettre aux usagères souhaitant porter le burkini de fréquenter les piscines municipales, le Conseil d’État poursuit son raisonnement au regard des principes de laïcité et de neutralité en estimant d’abord que le caractère « très ciblé » et « fortement dérogatoire à la règle commune » de la disposition qui permet le port de tenues « non près du corps » jusqu’à mi-cuisse doit être considérée comme dépourvue de « réelle justification de la différence de traitement qui en résulte ».

Sur ce point, l’ordonnance est un peu obscure. Plus exactement, ayant disqualifié la justification avancée par la mairie (permettre l’accès du plus grand nombre d’usagers aux piscines de la ville), elle ne peut l’évaluer au regard du considérant de principe selon lequel un intérêt général peut s’attacher à ce que soient « prises en compte certaines spécificités du public concernés », y compris des spécificités correspondant à des convictions religieuses. Il est donc difficile de comprendre pourquoi et comment il est finalement considéré que la dérogation à la règle commune (qui veut que les usager·es des piscines portent des tenues près du corps) est « dépourvue de réelle justification ». Est-elle, par ailleurs, « très ciblée » ? Ici encore, seule la lecture de la question au seul prisme du burkini permet une telle qualification car, à vrai dire, la référence à des « tenues de bains non près du corps moins longues que la mi-cuisse » est susceptible de recouvrir bien d’autres accoutrements. Est-elle « fortement dérogatoire » ? On s’interroge ici sur le sens de l’adverbe : une dérogation déroge -par définition. Existe-t-il des dérogations plus fortes que d’autres ? Probablement faut-il ici encore une fois comprendre cette qualification au regard de la focale « burkini » : c’est probablement parce qu’elle est réputée « très ciblée » que la dérogation apparaît « forte ». Et que penser de l’idée de « dérogation à la règle commune » ? Cette question-là est plus redoutable encore que les précédentes.

La précédente « affaire du burkini » (qui avait vu à l’été 2016 une trentaine de municipalités littorales interdire par voie d’arrêté cette tenue sur les plages avant que le Conseil d’État ne les juge en principe illégaux12CE, Ord. Ref. 26 août 2016, n° 402742 et 402777.) avait déjà été l’occasion de voir émerger une référence à cette idée. Le tribunal administratif de Nice13TA Nice, 22 août 2016, n°1603508. avait ainsi inclus à son raisonnement une référence à la décision rendue en 2004 par le Conseil constitutionnel relative au Traité établissant une Constitution pour l’Europe14CC, 19 nov. 2004, n°2004-505DC., dans laquelle on lisait en effet une interprétation de l’article 1er de la Constitution comme « interdis[ant] à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissent les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Dans l’ordonnance du 21 juin 2022, le Conseil d’État fait à nouveau référence à cette lecture de l’article 1er de la Constitution. Cette idée selon laquelle la religion ne saurait fonder des demandes de dérogation à la règle commune fait par ailleurs écho, de manière plus générale, à la jurisprudence administrative relative au principe d’égalité. On l’a dit, en principe, le fait qu’une règle soit applicable à tous sans distinction conduit à ce qu’elle soit présumée conforme au principe d’égalité. Pour autant, celui-ci il n’interdit pas les différences de traitement, soit lorsqu’elles sont justifiées par un motif d’intérêt général, soit lorsqu’elles le sont par une différence de situation15CE, 15 mai 2000, Barroux, n° 200903 : « Considérant que le principe général d’égalité ne s’oppose pas à ce que l’autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un comme dans l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la norme qui l’établit ».. En d’autres termes, l’autorité publique peut parfois déroger à la conception formelle de l’égalité devant la loi mais ce n’est jamais un droit de l’administré qu’elle procède ainsi. La distinction est importante16D’ailleurs, en droit européen, tant le juge de l’Union européenne (CJCE, 17 juillet 1963, Italie c/ Commission, C-16/63) que celui de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 6 avril 2000, Thlimmenos c/ Grèce, n° 34369/97) ont pu reconnaître qu’une rupture d’égalité (inégalité de traitement ou discrimination) pouvait résulter de l’application d’un traitement identique à des situations différentes : l’égalité commande ici le traitement différencié. Un tel raisonnement ne se retrouve jamais en droit français. : la différenciation est possible, mais jamais requise ; c’est parfois une faveur, jamais un droit.

Reste une interrogation sur le sens de la présence répétée de cette formule dans les affaires de burkini. Son origine n’est pas anodine : elle provient d’une décision où le Conseil constitutionnel jugeait de la compatibilité entre un traité constitutionnel européen et la Constitution française, et où se préfiguraient les contours de la notion d’identité constitutionnelle. On comprend alors qu’il s’agissait en large partie pour les sages de l’aile Montpsensier de souligner la conformité du régime constitutionnel de laïcité avec les exigences européennes -voire, de créer les conditions d’une interprétation conforme de ce dernier. Ainsi replacée dans son contexte, il n’est pas interdit de lire la référence à « des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » comme renvoyant, en fait de « règles communes » au pacte social et à la volonté générale, c’est-à-dire à des références normatives d’une densité bien supérieur à celles d’un règlement de piscine -à Jean-Jacques Rousseau plutôt qu’à Éric Piolle. De sorte qu’on peut se poser la question de savoir si un règlement de piscine peut réellement être lu comme ou assimilé à une « règle commune » -et donc, si les exceptions qu’il contient le cas échéant sont justiciables de cette lecture de l’article 1er de la Constitution. Ce qui mènerait alors à relativiser la justesse de l’opération consistant à qualifier la formule visant des « tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse » de « dérogation à la règle commune » en ce sens.

C’est enfin en estimant que la délibération attaquée est de nature à affecter « tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l’égalité de traitement des usagers » que le Conseil d’État rejette la requête de la ville de Grenoble et fait droit au recours du préfet estimant que la délibération attaquée porte gravement atteinte à la neutralité des services publics.

Sous la référence au « bon fonctionnement du service public », on voit ici poindre les idées de lisibilité et de simplicité des règles administratives qui avaient suscité tant de commentaires à l’occasion des premiers arrêtés imposant le port du masque chirurgical dans l’espace public à la faveur de l’épidémie de Covid-1917Paul Cassia, « Port obligatoire du masque : la volte-face du Conseil d’Etat », Le Blog de Mediapart, 14 septembre 2020. : l’existence d’un trop grand nombre de règles différentes, estime le Conseil d’État, est de nature à nuire au bon fonctionnement du service. Par-delà les interrogations théoriques soulevées par la question de savoir si la simplicité doit être un critère de légalité de la règle, on peut ne pas être convaincu par l’argument selon lequel les usagers auraient du mal à se conformer à un règlement de piscine permettant trop de tenues de type différent. Mais c’est surtout la référence à l’égalité de traitement des usagers qui doit relever l’attention -notamment parce qu’il convient d’interroger le rapport exact qu’entretient ce principe avec celui de neutralité des services publics. Car le nouveau déféré préfectoral crée par la loi du 24 août 2021 et ici mis en application pour la toute première fois vise les cas dans lesquels le représentant de l’État estime qu’un acte d’une collectivité territoriale « est de nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle ou à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics ». L’association conceptuelle ici proposée par le Conseil d’État entre égalité et neutralité doit être soulignée.
Il existe indubitablement des liens entre égalité et neutralité, ne serait-ce que parce que la neutralité de l’action (et des services) publics suppose que toutes les croyances et tous les usagers (quelles que soient leurs croyances) soient également traités. Néanmoins, deux questions méritent d’être posées. Quid des configurations dans lesquelles des règles articulées au principe de neutralité, notamment religieuse, causent en réalité des inégalités ? Il suffit ici de renvoyer au raisonnement général qui sous-tend le concept de discrimination indirecte ou encore au scénario proposé plus haut de reconstitution des objectifs poursuivis par la délibération attaquée pour comprendre qu’une règle neutre peut produire des effets inégalitaires. Quid de l’articulation entre cette liaison conceptuelle égalité – neutralité d’une part, avec l’importante affirmation de l’ordonnance du Conseil d’État aux termes de laquelle le gestionnaire d’un service public peut tenir compte de spécificités d’usager·es ou de groupes d’usager·es, y compris religieuses ? De ce point de vue, l’ordonnance donne finalement peu de réponses de principe. Spécificités et aménagements ou différences de traitement ne sont pas en tant que telles contraires aux principes de laïcité ou de neutralité ; mais pour être conformes au principe d’égalité, il leur faut ne pas être « trop dérogatoires » ? En d’autres termes, il est possible de déroger à la règle commune (prendre en compte les spécificités de certains publics)… mais pas trop -en tous cas, pas au point de causer une « rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers ». C’est bien ici le juge qui garde la main.

Notes de bas de page

  • 1
    CE, 21 juin 2022, n°464648.
  • 2
    La presse a largement relayé le fait que le préfet de l’Isère a ici agi à la demande directe du ministre de l’Intérieur.
  • 3
    Art. L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales issu de la loi du 24 août 2021 : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».
  • 4
    « cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers ».
  • 5
    Il y aurait en outre beaucoup à dire sur le fait d’avoir également rabattu le sens du « burkini » sur une pratique religieuse -a fortiori sur une forme de pratique religieuse qu’il serait légitime de combattre.
  • 6
    Sandra Fredman, « Substantive Equality Revisited », International Journal of Constitutional Law, 2016, Vol. 14, n° 3, p. 712.
  • 7
    Le concept de discrimination indirecte permet d’analyser l’hypothèse où une règle d’apparence neutre qui s’applique pèse, en application, de manière disproportionnée sur une catégorie de personnes ; v. Xavier Souvignet, « Le juge administratif et les discriminations indirectes », Revue Française de Droit Administratif, 2013, p. 315.
  • 8
    TA Montreuil, 11 nov. 2011, n°1012015.
  • 9
    CE, 11 déc. 2020, n°426483 ; et CAA Lyon, 23 oct. 2018, n°17LY03323.
  • 10
    CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426.
  • 11
    CE, ordonnance du 1er septembre 2017, n° 413607
  • 12
    CE, Ord. Ref. 26 août 2016, n° 402742 et 402777.
  • 13
    TA Nice, 22 août 2016, n°1603508.
  • 14
    CC, 19 nov. 2004, n°2004-505DC.
  • 15
    CE, 15 mai 2000, Barroux, n° 200903 : « Considérant que le principe général d’égalité ne s’oppose pas à ce que l’autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que dans l’un comme dans l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la norme qui l’établit ».
  • 16
    D’ailleurs, en droit européen, tant le juge de l’Union européenne (CJCE, 17 juillet 1963, Italie c/ Commission, C-16/63) que celui de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 6 avril 2000, Thlimmenos c/ Grèce, n° 34369/97) ont pu reconnaître qu’une rupture d’égalité (inégalité de traitement ou discrimination) pouvait résulter de l’application d’un traitement identique à des situations différentes : l’égalité commande ici le traitement différencié. Un tel raisonnement ne se retrouve jamais en droit français.
  • 17
    Paul Cassia, « Port obligatoire du masque : la volte-face du Conseil d’Etat », Le Blog de Mediapart, 14 septembre 2020.

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