Tribune

Comment le principe de laïcité traverse les intervenants sociaux ?

Publié le 19/06/2022 par Actualités Sociales Hebdomadaire
Avec Audrey Gambier, Laure Beaucousin, Désirée Chevais

Publié le 19/06/2022
Par Actualités Sociales Hebdomadaire
Avec Audrey Gambier, Laure Beaucousin, Désirée Chevais

La laïcité est une question à la fois juridique, politique, mais avant tout sociale

 

Le 14 novembre 2015, la France se réveille une nouvelle fois, cette même année, en nation martyre du principe de laïcité. Cet héritage des Lumières qui nous garantit aujourd’hui une liberté de conscience, pourvu qu’elle ne trouble pas l’ordre public, fait l’objet d’interprétations sommaires. Les responsables politiques et médias, premiers faiseurs d’opinion et donc contributeurs à la cohésion sociale, s’imposent comme principales boussoles de la réflexion citoyenne : la laïcité est un mot “ valise ” que beaucoup investissent émotionnellement ou instrumentalisent. Depuis les événements funestes de 2015, les débats identitaires et les remises en cause de nos fondements sociétaux sont ravivés. La laïcité en 2022 est un instrument de coercition pour les uns et d’ouverture et de liberté pour les autres. Les laboureurs du quotidien1Jacques Ranoux, conseiller départemental de la Dordogne. que sont les professionnels de l’action sociale s’emploient à accompagner les personnes vers la citoyenneté, dans un contexte national aux opinions binaires. En tant qu’éducateur spécialisé puis-je accompagner un résident en situation de handicap mental à l’église ? Ma fonction d’assistante de service social me permet-elle de parler de ma propre foi pour mieux toucher la personne accompagnée ? Dois-je annuler un rendez-vous d’un bénéficiaire pour cause de prière le vendredi ? Dois-je acheter de la viande halal pour respecter le culte d’un adolescent accueilli en maison d’enfants à caractère social ? En tant que responsable d’établissement de la protection de l’enfance dois-je interdire le port de signes religieux aux professionnels ? Dans la pratique professionnelle, à ces interrogations, les réponses ne sont que des confrontations de subjectivités. La liberté de conscience c’est aussi ça : des oppositions d’idées dans un secteur qui nécessite une cohérence professionnelle pour le bien des personnes accompagnées. Si l’article 11 de la Charte des droits et libertés des Établissements et Services Sociaux et Médico-Sociaux (ESSMS) demande à ce que soit facilitée la venue des représentants des différentes confessions dans les établissements, bon nombre de professionnels interrogés ignorent cette disposition. Pléthore de travailleurs sociaux perpétuent le fameux « la religion est une affaire privée », et ne pourrait donc s’introduire dans un établissement. De par sa nature humaine, le travailleur social amalgame de facto ses propres valeurs avec celles de son lieu d’intervention. Et lorsque les valeurs de l’établissement sont incompatibles avec celles du travailleur social, ce sont les repères des personnes accompagnées qui s’en trouvent bouleversés.

 

La formation Valeurs Républicaine et Laïcité

 

Lorsque la laïcité n’est pas étudiée, investiguée, elle représente une notion floue rattachée à de nombreuses règles inscrites dans l’histoire et dans la loi.

La formation apparaît comme une étape indispensable à la compréhension de ce principe républicain pour une meilleure restitution.

Aux lendemains des attentats de janvier 2015, les professionnels de l’action sociale relayent leur isolement et leurs difficultés à répondre aux situations de plus en plus complexes : revendications identitaires et religieuses, prosélytisme, théorie du complot, sentiments de discriminations…

Ainsi en 2016 le Commissariat Général À l’Égalité Des Territoires initie en 2016 la formation “ Valeurs Républicaines et Laïcité ”, dispensée sur deux jours. Toutefois, malgré un déploiement national, celle-ci n’est que très peu investie par les professionnels de l’action sociale. Et pour cause ! Les intervenants sociaux ne sont pas ciblés par cette formation, à contrario des collectivités territoriales et des adultes relais. De plus, certains professionnels supposent une stigmatisation de la population musulmane et refusent d’y être associés. Mais bénéficier de cet enseignement, c’est préciser son regard sur le sujet. Il s’agit bien d’un outil, qui donne aux intervenants sociaux les références juridiques relatives aux valeurs et principes de la société française. Cette formation est pourvue de cas pratiques qui soutiennent les stagiaires dans leurs réflexions quant à la mise en application du principe de laïcité, au-delà du récit théorique habituel.

 

Comment le professionnel de l’action sociale transmet les informations assimilées lors de cette formation ?

 

La voix des acteurs sociaux est insuffisamment audible. L’écrire ainsi, est-il un euphémisme ? Assurément, car bien qu’au cœur du fonctionnement de la cité, les professionnels de terrain sont invisibles ou mal identifiés. Comment transmettre la parole des personnes accompagnées vers une citoyenneté autonome, si l’expertise de l’accompagnant n’est pas considérée ?

À l’heure où l’opérationnel prend l’ascendant sur les temps de réflexion, comment donner l’opportunité aux intervenants sociaux d’échanger sur des thématiques sociétales qui rythment l’exercice de leurs missions ? À cette interrogation une conférence/débat au sein de l’IRTS Paris Parmentier ayant pour objet “ comment les travailleurs sociaux sont traversés par le principe de laïcité ” s’est révélée être une évidence pour les étudiantes et travailleuses sociales que nous sommes. Cette manifestation oratoire a donné lieu à une rencontre pluridisciplinaire mêlant responsables politiques, usagers, travailleurs sociaux, formateurs, infirmières et responsables d’établissement. En somme une incarnation de l’écosystème d’un professionnel de l’action sociale. Les deux conférenciers, la sociologue Faïza Guelamine et le vice-président du Sénat Pierre Laurent, ont soumis leurs propres partitions, accordées avec les réalités du terrain d’un auditoire prompt à accumuler de la connaissance. Les intervenants sociaux en veulent et en redemandent. Le plébiscite est quasi unanime. 96% des répondants au questionnaire de satisfaction attendent des services publics l’organisation d’événements aux allures similaires.

Néanmoins, s’il est juste de rappeler aux pouvoirs et services publics que la mise à disposition de moyens concourant au croisement des pratiques et réflexions professionnelles leur incombe, n’ignorons guère le rôle prépondérant des responsables institutionnels. L’ensemble des catégories professionnelles du secteur social et médico-social est concerné par la gestion de la problématique du rapport entre les faits religieux et le principe de laïcité dans les institutions. Sortir de nos conduites opérationnelles exige une dynamique portée par les instances décisionnaires des établissements.

La veille professionnelle est un indispensable pour la prise de recul, une nécessité mentionnée tout au long des parcours initiaux de formation. Mais quelles sont ces institutions qui parviennent à dégager ce temps au nom des bonnes pratiques ? L’analyse des pratiques professionnelles en est la porte d’entrée, mais instituer des temps de veille en sus, c’est faire la promotion du développement des connaissances, de l’ajustement des postures, et d’une appréhension des politiques publiques et sociales…

La création d’espaces de réflexion favorise l’institutionnalisation des réponses aux interrogations du quotidien : peut-on acheter de la viande confessionnelle ? Puis-je acheter un tapis de prière pour la résidente ? Dans quelle mesure les résidents peuvent-ils observer leur chabbat alors que l’établissement est laïc ? Est-ce normal de faire autant la prière ? Dois-je dissuader une adolescente de porter le voile ? Quelle cohabitation pour des personnes ne partageant pas la même confession ? Le communautarisme est-il une solution au conflit lié au vivre-ensemble ? Autant de questions qui doivent être tranchées et dans le même temps être nuancées par des réponses individualisées, car l’ultime enjeu est celui de la cohésion sociale. Le vœu de coexistence s’applique également aux relations interprofessionnelles. La laïcité peut être considérée un non sujet ou comme une notion suscitant des crispations au sein des équipes. À ce dernier égard les subjectivités respectives peuvent impacter la mise en œuvre des projets d’accompagnement. L’identification des professionnels aux personnes accompagnées, qui parfois s’illustre par de la sympathie, peut donner lieu à des actions partisanes contraires aux coutumes institutionnelles. Au travers de notre exploration, des professionnels transmettent des situations singulières mais révélatrices d’un défaut de contenance hiérarchique : un éducateur spécialisé qui souhaite inviter chez lui un bénéficiaire pour une fête religieuse, ou acheter de la viande confessionnelle avec son argent personnel.

Et qu’en pensent les personnes accompagnées ? Selon les usagers interrogés, la laïcité est avant tout un principe de liberté qui désormais sert à l’argumentation des interdits. Pour une ancienne auxiliaire de vie accueillie dans une structure d’hébergement d’urgence, chanter “ Oh Happy Day ” dans une maison de retraite est sanctionnable pour prosélytisme. Une autre regrette que les travailleurs sociaux ne partagent pas leur culte avec les résidents. Un adolescent accueilli dans un dispositif de semi-autonomie dénonce l’achat de viande non confessionnelle alors que d’autres résidents sont autorisés à acheter de la viande de porc. Outre les problématiques liées aux faits religieux, certains usagers ne se sentent pas assez sécurisés par les professionnels quant au respect de la liberté de conscience, induit certainement par le climat social et politique.

In fine, le principe de laïcité traverse les acteurs sociaux, comme il traverse chaque citoyen avec la spécificité de la mission d’accompagnement qui leur confère un rôle majeur dans la cité. A l’aune des débats politiques qui brouillent les esprits, la subjectivité individuelle ne doit pas l’emporter sur la loi. En ce sens, la formation, la concertation, les espaces d’expressions, le cadre sécurisant des hiérarchies sont autant d’outils qui soutiennent la posture professionnelle. Rappelons que les intervenants sociaux sont les bâtisseurs de notre société et leur donner les moyens d’agir c’est contribuer au bien vivre ensemble.

Pour conclure nous mentionnerons Crozier et Friedberg « L’acteur n’existe pas au-dehors du système qui définit la liberté qui est sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer »2M. CROZIER et E. FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

Notes de bas de page

  • 1
    Jacques Ranoux, conseiller départemental de la Dordogne.
  • 2
    M. CROZIER et E. FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

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