L’historien Emile Poulat énonçait qu’il existait, en France, deux sortes de laïcité : la « laïcité dans les têtes », imaginaire, et la « laïcité dans les textes » (juridiques), la seule s’imposant à tous et toutes. De même, la loi de 1905 séparant les Eglises de l’Etat est magnifiée, pourtant elle reste fort mal connue. Certains parlent d’une « mise au pas du catholicisme », d’autres d’une « loi de compromis ». Si la seconde expression est la moins inexacte, il est plus juste considérer cette loi comme un événement majeur résultant de trois conflits, ce qui lui donne une grande originalité.
Le premier conflit met aux prises « deux France », la France traditionnelle, séculaire, « fille ainée de l’Eglise (catholique) » et la France moderne issue de la Révolution. Avec la Séparation, cette seconde France l’emporte et, désormais, le pays n’a plus d’identité politique catholique. 1905 marque donc une rupture, actée par l’article 2 de la loi : le régime dit des « cultes reconnus », semi-officiels (catholicisme, protestantisme, judaïsme), dont les « ministres » étaient salariés par l’Etat, se trouve aboli : « La République ne reconnait, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. (…) ». Elle est neutre afin de traiter avec égalité les religions et les convictions. Ainsi on ne peut ériger des statues ou monuments religieux (qui connoteraient une pseudo unité de croyance) dans les emplacements publics (art. 28). Cependant, le Conseil constitutionnel a adouci la loi en ne mentionnant pas l’interdiction des subventions dans sa définition de la laïcité (2013). D’autre part, le régime des cultes reconnus subsiste en Alsace-Moselle et, en Guyane, la collectivité territoriale doit salarier les prêtres. La loi de 1905 est célébrée sans être appliquée partout !
Le second conflit oppose les républicains partisans d’une anticléricalisme autoritaire (E. Combes, les socialistes révolutionnaires, …), voulant des mesures répressives envers les religions, et les républicains tenants d’un anticléricalisme libéral (le radical F. Buisson ancien adjoint de J. Ferry, les socialistes parlementaires : A. Briand, J. Jaurès, …), partisans de la liberté de conscience -et, pour cela d’imposer, si nécessaire, la liberté aux religions (la loi de 1884 autorisant le divorce, malgré l’interdit catholique, apparait typique de cette optique). Les seconds l’ont emporté. L’article 1 énonce : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions » d’un ordre public démocratique. A deux reprises les intransigeants enlevèrent la mention de la liberté de conscience ; à chaque fois les conciliateurs l’ont remise. Cette perspective aboutit à punir des mêmes peines ceux qui portent atteinte au libre exercice des cultes et ceux qui exercent une pression indue pour obliger quelqu’un à pratiquer un culte (art. 31). En cas de dilemme, l’article 1 l’emporte sur l’article 2 : ainsi les aumôneries, dans les lieux clos (hôpital, prison, …), peuvent bénéficier de fonds publics afin d’« assurer le libre exercice des cultes » (fin de l’art. 2).
Un troisième conflit surgit, lors des débats parlementaires, entre les adeptes d’un anticléricalisme libéral. Pour les radicaux (Buisson, G. Clemenceau, …) la liberté de conscience s’applique aux individus, libres à eux, ensuite, de se réunir pour célébrer leur culte. Selon Briand, Jaurès et d’autres socialistes, la liberté de conscience comporte également une dimension collective. Le triomphe de cette dernière conception fait décider que les édifices du culte propriété publique, et les biens qui leur étaient liés (400 millions de francs or), seraient remis aux associations qui se conformeraient à l’«organisation générale du culte » dont elles assureraient l’exercice (art. 4). C’est une neutralité de « respect » (le mot revient à plusieurs reprises dans les débats) à l’égard des Eglises.
Les protestants et les juifs appliquent la loi. Mais le pape Pie X interdit aux catholiques de former des associations cultuelles et il refuse les solutions alternatives proposées par Briand. Celui-ci tente de calmer le jeu en remettant quand même les églises aux prêtres (ces derniers les occupant « sans titre juridique » jusqu’en 1924) et en faisant en sorte que 40% des biens puissent être attribués (en l’absence d’association) à des mutualités de prêtres. Le pape interdit alors la création de ces mutualités ! Pie X énonce quatre refus successifs ; il espère ainsi mettre la République dans une alternative désastreuse : ou faire prévaloir le « droit de l’Eglise »sur la loi, ou fermer les lieux de culte catholiques, ce qui aurait été perçu comme une « persécution ». La République a su déjouer ce piège : grâce à des « accommodements » (le mot est utilisé à l’époque), elle l’a emporté et, en 1908, la Séparation est devenue un fait acquis (pour plus de précisions, cf. mon ouvrage 1882-1905 ou la laïcité victorieuse aux PUF).
